L’étoffe de la discorde : le vêtement, un objet politique
Tous les historiens savent que chaque chose a son histoire. Parmi celles-ci, le vêtement. La récente polémique – quoi qu’on en pense – autour de l’interdiction de l’abaya à l’école touche en réalité à quelque chose de bien plus profond que la simple proscription d’une « robe ». Cette affaire, si l’on en doutait encore, prouve une chose : le vêtement est la partie visible de l’identité. Briser la pointe de l’iceberg, tout un programme… Mais qu’est-ce qu’un vêtement ? À l’origine, il s’agit de tout ce qui sert à protéger le corps en le couvrant : de la chaleur, des intempéries, du froid, de l’humide, du sec, du vent et, plus généralement, de tous les éléments qui rappellent à l’Homme sa vulnérabilité. Notre époque, obnubilée par son apparence, excitée par la société de consommation, tend à nous faire croire que les tissus qui nous couvrent ne sont, après tout, que de banals ornements. Réduit à sa seule dimension esthétique, le vêtement est comme euphémisé. Celui-ci est pourtant multidimensionnel. De temps à autres, quelques emballements médiatiques dénoncent son caractère inégalitaire : à l’école, encore une fois, la course aux habits de marque mettrait en avant les différences socio-économiques. Le vêtement peut, en effet, être appréhendé sous l’angle économique. Attribut avant tout esthétique, parfois économique, telle est la manière de penser le vêtement de nos jours.
Il est des dimensions qui ne sont pourtant pratiquement plus abordées, du moins au sein de la sphère médiatico-politique : celles culturelle et identitaire. Comme le faisait remarquer Roland Barthes dans un article précurseur, toute couverture corporelle s’insère dans un « système formel organisé, normatif, consacré par la société » [1]. Autrement dit, le vêtement s’inscrit dans une société qui le reconnaît comme un des éléments la caractérisant. En cela, il s’apparente aux langues. Songez à une société hispanophone. Placez-y un locuteur anglophone. Il ne sera pas compris au pire, par quelques individus bilingues au mieux. À chaque langue ses racines, ses règles et son histoire qui, précisément, sont à l’origine de leur multiplicité. Il en va de même pour le vêtement. On pourrait étirer la comparaison à l’envi en disant par exemple que chaque société est colorée par sa langue comme elle l’est par ses codes vestimentaires. Tout ceci est particulièrement vrai dans les sociétés anciennes ou traditionnelles. Dans un monde mondialisé, en revanche, tout cela semble remis en cause et artificialisé. Le vêtement traditionnel est de plus en plus relégué au rang des curiosités, tandis que triomphe le triptyque t-shirt/jean/baskets. Cette mutation n’est pas neutre et traduit un phénomène de plus grande ampleur : l’américanisation de nos sociétés.
On l’aura compris, parce qu’il est à la fois un fait social, culturel et identitaire, le vêtement n’est pas neutre au grand dam du marché. Si l’individualisme caractérisant nos sociétés tend à nous faire croire que se vêtir relève d’un choix personnel, orienté par nos goûts particuliers, cette action est en réalité conditionnée par des facteurs exogènes à notre propre condition. C’est précisément la raison pour laquelle toute décision politique prise dans ce domaine suscite de vives réactions, depuis toujours. Plus que de contrarier des choix individuels – avec toutes les nuances apportées plus-haut – de telles incursions dans la sphère vestimentaire touchent en réalité à la métastructure d’une société donnée, perturbant ainsi l’ordre établi [2]. Tout au long de l’Histoire, le politique s’est mêlé du vêtement, provoquant ainsi de vifs débats et controverses. C’est le sujet du présent article qui, bien que trop superficiel comme une dentelle, tente de faire parler les étoffes.