Yoann Solirenne : « Le néo-libéralisme est-il un libéralisme actualisé ? »
Le néo-libéralisme [1] est bien souvent perçu comme une simple théorie économique, comme une continuation du libéralisme, son ancêtre branlant. Certains préfèrent en revanche le définir comme une philosophie, voire une idéologie, dont l’aspect économique n’est qu’une facette. Pour Philip Mirowski, il repose sur l’idée d’un humain « négligeant et peu fiable, qui peut à peine accéder à ses propres principes internes de raisonnement » [2]. Au contraire, le marché est jugé fiable, dans la mesure où il peut se mesurer à l’aide d’outils scientifiques. En résumé, il s’inscrit dans la négation totale du projet humaniste qui plaçait l’homme au centre de son système. Sur le plan historique, le néo-libéralisme naît dans les années 30, en s’opposant à deux modèles. D’une part au libéralisme, dont l’idée-force du « laissez-faire » parut, après la crise de 29, de plus en plus archaïque. D’autre part à la planification soviétique et à son emprise sur l’économie. Rejetant le principe d’une « économie commandée », les penseurs du néo-libéralisme firent du socialisme, et des idées socialisantes, leur bête noire. Plutôt que d’encadrer l’économie dans son ensemble, il convenait pour eux d’organiser la concurrence afin que – selon leur formule qui ne cessa depuis de gagner du terrain – chacun puisse devenir « entrepreneur de soi ». Par conséquent, les droits collectifs des salariés devaient être réduits ou abattus au profit de l’entreprenariat. Plus encore, la philosophie néo-libérale part du principe que le monde est en mutation permanente. Par conséquent, l’individu-entrepreneur, cheville-ouvrière de ces changements, doit en permanence s’adapter. Dans cette perspective, la stabilité professionnelle est perçue comme une entrave, un rouage grippé de la mécanique néo-libérale. Se former tout au long de sa vie afin de surfer sur les vagues successives du marché de l’emploi : tout un programme ! Censée protéger les individus des initiatives privées, la démocratie est dès lors perçue comme suspecte. Dans ce cadre, les néo-libéraux désirent donc établir de nouvelles « règles du jeu » tout en maintenant les masses à bonne distance.
Cette philosophie des temps nouveaux accorde-t-elle une place à l’État ? En réalité, et nous y reviendrons dans le cas français, les violons néo-libéraux ne sont pas tous accordés au même diapason. Pour l’École autrichienne, représentée par des penseurs comme Friedrich Hayek (1899-1992), l’État représente une menace pour la libre concurrence. L’ordolibéralisme allemand reprend quant à lui cette idée tout en insistant sur le rôle limitateur que l’État peut jouer contre la constitution de monopoles. L’École française voit, quant à elle, dans la puissance publique un moyen de combler les insuffisances du marché. Cependant, aucuns de ces courants ne suggèrent la suppression des États. Au contraire, ils réclament plutôt d’eux une position de protecteur et de garant : l’État fixe les règles avant que la partie commence, puis s’en retire. Si intervention il y a, ce n’est pas pour la ralentir mais, au contraire, pour la faciliter et l’accélérer. Dans la pratique, la mission du politique est d’établir des compromis, de rendre l’ancien ordre suffisamment flexible pour accueillir le néo-libéralisme. En Allemagne, par exemple, l’après Seconde Guerre mondiale a vu se mettre en place des politiques visant à restreindre la puissance des cartels au profit d’une économie plus « ouverte ». Mais, avec l’appui des grandes banques, les grands potentats de l’industrie ont parfaitement su s’adapter. Ce faisant, ici ou ailleurs, l’idée originelle a vite été dépassée par la réalité de telle sorte que « les firmes géantes de notre temps semblent avoir un pouvoir qui dépasse même celui des cartels et trusts de la fin du 19e siècle » [3].