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L’étoffe de la discorde : le vêtement, un objet politique

Vêtements politique

Crédits photo : Shutterstock

Tous les historiens savent que chaque chose a son histoire. Parmi celles-ci, le vêtement. La récente polémique – quoi qu’on en pense – autour de l’interdiction de l’abaya à l’école touche en réalité à quelque chose de bien plus profond que la simple proscription d’une « robe ». Cette affaire, si l’on en doutait encore, prouve une chose : le vêtement est la partie visible de l’identité. Briser la pointe de l’iceberg, tout un programme… Mais qu’est-ce qu’un vêtement ? À l’origine, il s’agit de tout ce qui sert à protéger le corps en le couvrant : de la chaleur, des intempéries, du froid, de l’humide, du sec, du vent et, plus généralement, de tous les éléments qui rappellent à l’Homme sa vulnérabilité. Notre époque, obnubilée par son apparence, excitée par la société de consommation, tend à nous faire croire que les tissus qui nous couvrent ne sont, après tout, que de banals ornements. Réduit à sa seule dimension esthétique, le vêtement est comme euphémisé. Celui-ci est pourtant multidimensionnel. De temps à autres, quelques emballements médiatiques dénoncent son caractère inégalitaire : à l’école, encore une fois, la course aux habits de marque mettrait en avant les différences socio-économiques. Le vêtement peut, en effet, être appréhendé sous l’angle économique. Attribut avant tout esthétique, parfois économique, telle est la manière de penser le vêtement de nos jours.

Il est des dimensions qui ne sont pourtant pratiquement plus abordées, du moins au sein de la sphère médiatico-politique : celles culturelle et identitaire. Comme le faisait remarquer Roland Barthes dans un article précurseur, toute couverture corporelle s’insère dans un « système formel organisé, normatif, consacré par la société » [1]. Autrement dit, le vêtement s’inscrit dans une société qui le reconnaît comme un des éléments la caractérisant. En cela, il s’apparente aux langues. Songez à une société hispanophone. Placez-y un locuteur anglophone. Il ne sera pas compris au pire, par quelques individus bilingues au mieux. À chaque langue ses racines, ses règles et son histoire qui, précisément, sont à l’origine de leur multiplicité. Il en va de même pour le vêtement. On pourrait étirer la comparaison à l’envi en disant par exemple que chaque société est colorée par sa langue comme elle l’est par ses codes vestimentaires. Tout ceci est particulièrement vrai dans les sociétés anciennes ou traditionnelles. Dans un monde mondialisé, en revanche, tout cela semble remis en cause et artificialisé. Le vêtement traditionnel est de plus en plus relégué au rang des curiosités, tandis que triomphe le triptyque t-shirt/jean/baskets. Cette mutation n’est pas neutre et traduit un phénomène de plus grande ampleur : l’américanisation de nos sociétés.

On l’aura compris, parce qu’il est à la fois un fait social, culturel et identitaire, le vêtement n’est pas neutre au grand dam du marché. Si l’individualisme caractérisant nos sociétés tend à nous faire croire que se vêtir relève d’un choix personnel, orienté par nos goûts particuliers, cette action est en réalité conditionnée par des facteurs exogènes à notre propre condition. C’est précisément la raison pour laquelle toute décision politique prise dans ce domaine suscite de vives réactions, depuis toujours. Plus que de contrarier des choix individuels – avec toutes les nuances apportées plus-haut – de telles incursions dans la sphère vestimentaire touchent en réalité à la métastructure d’une société donnée, perturbant ainsi l’ordre établi [2]. Tout au long de l’Histoire, le politique s’est mêlé du vêtement, provoquant ainsi de vifs débats et controverses. C’est le sujet du présent article qui, bien que trop superficiel comme une dentelle, tente de faire parler les étoffes.

Un objet sous contrôle : de l’Antiquité au Moyen Âge

« L’habit ne fait pas le moine » dit l’adage médiéval, lui-même inspiré de la formule antique voulant que « la barbe ne fait pas le philosophe ». Si la seconde sentence est vraisemblable, la première est discutable. En effet, chaque période fut caractérisée par des codes vestimentaires permettant, la plupart du temps, de signifier aux yeux de tous sa position sociale [3]. Au XIXème siècle, pour ne prendre qu’un exemple, le port d’un haut-de-forme et d’un costume trois pièces distinguait nettement le bourgeois de l’ouvrier, revêtu quant à lui d’une casquette et d’une blouse. En outre, le vêtement fut longtemps conditionné par le sexe : jusqu’aux années 1960, le port du pantalon par les femmes fut négativement perçu, relevant d’un travestissement masculin [4]. Marqueur du statut social, le vêtement a également pu servir d’étendard permettant d’afficher des convictions politiques, que l’on songe simplement aux « sans-culottes » de la Révolution, la tête recouverte d’un bonnet phrygien et, plus récemment, au désormais célèbre gilet jaune. L’art de se vêtir a fréquemment été encadré par la loi, formulant aussi bien des interdictions que des obligations. Les causes furent multiples : restreindre l’ostentation, mettre en avant des privilèges, apaiser des tensions ou, encore, influer sur le modèle de société. Ces décisions, qualifiées de lois somptuaires [5], visaient à rétablir la concorde publique, quitte à empiéter sur les libertés individuelles. L’une des plus anciennes de ces lois daterait du VIIème siècle av. J.-C. et serait l’œuvre du législateur Zaleucos. Elle interdisait aux femmes libres de porter une riche parure et une robe brodée et aux hommes d’acheter des habits produits à Millet, ville « orientale ». L’objectif était de distinguer l’honnête femme de la prostituée et de bannir tout signe de mollesse et de luxe inutile [6]. Le monde romain ne fut pas en reste en la matière [7]. Les sumptuariae leges furent nombreuses : les censeurs se devaient de les faire respecter en dressant des listes répertoriant les contrevenants, alors exposés à des amendes. À titre d’exemple, la loi Oppia, votée en 215 av. J.-C., proscrivait aux femmes le port de vêtements trop luxueux. En effet, en guerre contre Carthage, Rome désirait que l’argent soit avant tout employé à bon escient, c’est-à-dire à alimenter l’effort de guerre. La deuxième guerre punique achevée (218-201), de violents débats éclatèrent visant à supprimer la loi qui semblait désormais désuète. Finalement, en 195 av. J.-C., la  lex Valeria Fundania mit un terme à la lex Oppia. Pour fêter l’occasion, des processions eurent lieu dans la Ville, défilés au cours desquels les femmes ne manquèrent pas d’afficher leurs plus belles tenues. On l’aura compris, le vêtement est – depuis l’Antiquité – un objet historique à part entière, au carrefour entre la politique, le droit, l’économie ou encore les mentalités.

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