Louis Fouché : « Dans le scotome du regard de Big Brother »
Le totalitarisme abhorre l’intime.
Le totalitarisme est terrifié par l’intime.
Le totalitarisme s’impose parce qu’il s’acharne à dénicher et à détruire l’intime à chaque endroit où il se blottit.
Je me souviens avec une vive émotion de cette première lecture de 1984 d’Orwell, alors que j’avais à peine 17 ans. C’est un âge où les émotions et l’instinct sont à fleur de peau, où les ondes de choc de la fiction tapent puissamment sur les représentations du monde et sur l’imaginaire. Et quelle secousse d’abord par la présence continuelle dans le roman du fameux télécran à l’intérieur des maisons. C’est cet objet de contrôle maudit qui m’avait suggéré l’effroi le plus glacé. Plus jamais je n’ai regardé la télévision familiale du salon comme avant.
Le télécran est un écran au milieu de l’appartement. Tout à la fois il projette et écoute, prescrit, observe et espionne. Le télécran scrute sans cesse, sans relâche. Il crache la propagande, les mots, les gestes, tout ce qu’il faut faire et penser. Et si Winston, le personnage principal, s’avise de ne pas appliquer servilement les consignes, le télécran le rappelle à l’ordre.
Alors Winston fait semblant. Il se compose un regard, une apparence, des mimiques et même des pensées de circonstance pour tromper le mirador intégral. Il fait semblant, mais en même temps il ne fait plus semblant. Il est bel et bien contaminé de l’intérieur, comme transformé par le fait de devoir incarner l’imposture, et afficher l’air de circonstance. Il en vient à évoluer dans une double pensée. D’un côté, la vie soumise sous le feu cuisant de la transparence imposée par le télécran, docile et sans plus aucune possibilité même de penser une révolte ou de secouer son joug. Et de l’autre, un tout petit espace de liberté. Un tout petit angle mort. La seule zone borgne du télécran où il pourrait échapper quelque instant à la vigilance infiltrante, à la violence incessante de la scrutation inquisitrice, et esquisser l’ombre d’une authenticité pour lui-même. C’est dans cet espace furtif, dans le scotome du regard de Big Brother qu’il se met à écrire, à rêver…
Dans chaque recoin, le totalitarisme s’infiltre, fourre le bout de son nez, s’invite et salit le secret, la beauté du mystère. Le totalitarisme ne peut pas s’accommoder de brumes, d’incommensurable, de fragilité, de douceur et de la profondeur du terrier. Tout doit y être transparent, foudroyé sur l’instant par la pleine lumière. Tout doit se transformer en mesure et en nombre. Tout doit être une chose dont le pouvoir prédit et contrôle les moindres mensurations, les moindres évolutions. Le totalitarisme doit être partout et rien ne doit lui échapper. Le totalitarisme est une immense paranoïa collective, une maladie contagieuse de peur, qui s’autoamplifie pour tenter d’échapper à la terreur de l’aléa, de la souffrance et de la mort, par le contrôle intégral, et le meurtre du vivant.
J’en ai marre : les seuls articles intéressants sont toujours ceux dont vous nous cachez la fin; et pourtant je suis déjà abonné à Juste Mensuel (votre revue papier que je trouve très intéressante)! Mais en aucun cas je ne souhaite m’abonner en plus au BANQUET! Pouvez-vous comprendre cela?