Hommage à Peter Brook : dans les coulisses du Mahâbhârata avec Sheela Raj
Fin juillet, les Festivals In et Off d’Avignon se sont terminés.
A cette occasion, Juste Milieu souhaite rendre hommage à un homme qui a marqué de son empreinte le Festival In : Peter Brook, décédé début juillet.
Connu pour sa théorie de « l’espace vide », qui préconise de délaisser décors et costumes au profit du jeu d’acteur, ce metteur en scène britannique a monté un des spectacles les plus ambitieux du festival : le Mahâbhârata.
La pièce, d’une durée de 9 heures, fut créée en 1985 au Festival In d’Avignon. Il s’agit d’une adaptation de l’épopée mythologique hindoue du même nom.
Histoire de ne pas vous réciter sa page Wikipédia, Juste Milieu vous propose de découvrir les coulisses de la création de la pièce. Pour cela, nous avons posé quelques questions à Sheela Raj.
Sheela Raj est une danseuse et chorégraphe Indo-Celte, créatrice de la méthode Moving Breath. Elle a travaillé avec Peter Brook lors de l’élaboration du Mahâbhârata.
Sheela Raj – © Friedrich Glorian
Juste Milieu : Vous avez travaillé avec Peter Brook lorsqu’il créait le Mahâbhârata. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Sheela Raj : J’ai rencontré Peter Brook pour la première fois en février 1982. Il était à la recherche d’artistes internationaux dans différents domaines (danse, musique, théâtre, costumes…) car il faisait des recherches pour sa prochaine production du Mahâbhârata. Merce Cunningham, qui était mon mentor et mon ami de longue date, a donné mes coordonnées à Peter.
Nous nous sommes rencontrés, Peter, Jean-Claude Carrière [qui a écrit le texte de la pièce, n.d.l.r.] et moi, à leur hôtel à New Delhi.
J. M. : A ce moment-là, ils n’en étaient qu’à la phase de recherches, n’est-ce pas ? De quoi avaient-ils besoin exactement ?
Au départ, ils m’ont invitée à me joindre à la Résidence de recherche et de développement autour du spectacle qui était prévue à Paris.
Puis, au cours de la conversation, ils m’ont demandé de les aider à trouver les 12 volumes traduits en anglais du Mahâbhârata. C’était essentiel pour Jean-Claude Carrière qui écrivait le scénario de la pièce. Je les ai emmenés dans une librairie que je fréquentais depuis mon enfance, car j’ai grandi à Delhi. Le propriétaire trouvait toujours ce que je cherchais. Il a déplacé des montagnes pour trouver et livrer les volumes rapidement.
J. M. : Comment est-ce que Peter Brook et Jean-Claude Carrière envisageaient-ils d’adapter cette épopée indienne ? Voulaient-ils garder les codes culturels du spectacle indien ou le transposer à l’Occident ?
Ils voulaient en savoir plus sur les formes d’art du spectacle indien en général, et du Mahâbhârata en particulier. J’ai donc utilisé mon réseau à Delhi pour leur présenter de nombreux artistes (danseurs, musiciens, acteurs, artistes…).
Je les ai également emmenés à des cours de diverses formes de danse, musique et théâtre. Je les ai aussi aidés à comprendre le processus unique de « Guru Shishya Parampara ». Il s’agit d’une transmission orale directe de toute connaissance du maître à l’élève.
J. M. : Vous avez mentionné toute à l’heure d’une Résidence de recherche à Paris. Comment cela s’est-il passé ?
Elle n’a pas eu lieu immédiatement. Je suis retournée en France, où j’habitais à ce moment-là, tandis que Peter et Jean-Claude Carrière visitaient d’autres régions de l’Inde.
La Résidence a commencé à l’automne 1982. Peter avait réuni un groupe d’environ 40 artistes multilingues et multidisciplinaires du monde entier. Pendant la Résidence, nous commencions chaque journée en cercle pour maintenir une égalité absolue entre nous. Nous partagions nos idées sur la pièce.
Cette Résidence était la première session de recherche et de développement de ce qui allait devenir une production monumentale… une pièce de 9 heures.
J. M. : Vous avez donc participé au processus de recherches avant l’écriture de la pièce. Que s’est-il passé ensuite ? Avez-vous continué votre collaboration avec Peter Brook ?
Non, car à la fin de la Résidence, Peter Brook nous a dit qu’il avait décidé de ne pas utiliser d’Indiens dans sa distribution. Il voulait donner la priorité au message universel de l’épopée. Ma collaboration avec lui a donc pris fin.
J. M. : Comment l’avez-vous pris ? Avez-vous été déçue de ne pas participer au projet jusqu’au bout ?
J’étais déçue à l’époque, car cela aurait été une expérience incroyable de faire partie du processus complet. Mais la vie a une façon étrange de nous amener là où nous devons être…
Lorsque le Mahâbhârata a été créé à Avignon en 1985, on m’a envoyé une invitation pour voir la production, qui était magnifique. Mais j’ai su alors que je n’étais pas à ma place là-bas ni sur la route alors qu’ils faisaient le tour du monde, loin de leurs familles, pendant quatre longues années. A l’époque, j’étais mère célibataire d’un enfant de 3 ans et j’aurais dû sacrifier de précieuses années avec mon fils.
Cela m’a aussi permis d’avoir le temps de créer la méthode du Moving Breath et d’ouvrir en Drôme provençale en 1984 Chakra, un centre de recherche multidisciplinaire entre l’Orient et l’Occident.
Donc avec le recul, je suis simplement reconnaissante de cette expérience de partage d’idées avec un groupe d’artistes extraordinaires. Je n’ai pas de regret, juste de la gratitude pour une expérience unique avec le génie qu’était Peter Brook.
J. M. : Est-ce que cette expérience a eu un impact sur votre carrière ?
Oui ! J’ai rencontré des personnes aux multiples talents dont certaines sont restées en contact avec moi pendant des années.
J’ai aussi un souvenir très clair du jour où Peter m’a demandé de guider la première session du matin pendant la Résidence. Je les ai fait travailler sur le mouvement, le souffle et le son, et cela m’a permis d’expérimenter avec eux des pratiques que j’ai plus tard rassemblées dans la méthode Moving Breath.
Il y a eu une autre expérience inoubliable… Peter m’avait confié des recherches pour une scène. J’ai passé mon jour de congé au musée Guimet et j’y ai trouvé non seulement l’inspiration, mais aussi une fascination pour une statuette d’un Dakini dansant. Elle m’a accompagnée jusqu’à la création de la Danse du Dakini en 2000, soit 18 ans plus tard.
J. M. : Êtes-vous restée en contact avec Peter Brook ?
Oui, nous sommes restés en contact au fil des ans et, chaque fois que je passais par Paris, s’il était dans le coin, nous nous retrouvions pour prendre le thé et discuter.
Même si je n’ai pas participé à la production finale du Mahâbhârata, je suis reconnaissante pour ces moments avec Peter, Jean-Claude Carrière et toutes les personnes d’une grande valeur artistique avec lesquelles j’ai collaboré durant la Résidence.
Pour citer Shakespeare, avec qui Peter a toujours eu un lien spécial : “All’s Well That Ends Well” (“Tout est bien qui finit bien”).