Yoann Solirenne : « Raisons et déraisons des limites : comprendre les frontières »
« Ils ont mis la France sur Leboncoin, ils ont signé des traités de libre-échange, ils ont transformé nos frontières en passoires, ils ont laissé filer nos usines et ils reviennent la bouche en cœur en nous parlant de souveraineté ». C’est sur ces mots que, le 10 avril dernier, Fabien Roussel a clôturé le 39ème congrès du Parti Communiste Français réuni à Marseille. Montant sur ses grands poneys, une partie de la gauche n’a pas manqué de réagir. Pour Libération, ces propos « résonnent comme des mots de leaders d’extrême droite », tandis que pour l’inénarrable Sandrine Rousseau tweetant plus vite que son ombre, et dans un français approximatif, « nos frontières ne sont pas des passoires mais surtout les humains qui tentent de les traverser risquent leur vie. Chaque jour » [1]. Dans ces deux cas, comme dans de nombreuses autres réactions, c’est avant tout le terme de « frontières » qui a du mal à passer. Or, chacun le sait, il y a les bons et les mauvais mots, comme il y a les bons et les mauvais chasseurs ! La sémantique a ses raisons que la raison ignore… C’est donc une approche dépassionnée du concept de frontière que nous allons tenter de mettre en œuvre dans cet article. Plusieurs interrogations guiderons notre réflexion : à quoi les frontières servent-elles ? Quelles formes peuvent-elles prendre ? Comment la notion a-t-elle évolué au cours du temps ? Bref, autant de questions qui permettront, nous l’espérons, de redonner du sens à un concept qui a « mauvaise presse ».
Avant de rentrer dans le vif du sujet, tentons de définir les contours du concept. Selon la belle formule du géographe Michel Foucher, « une frontière est en quelque sorte la trace du Temps inscrit dans l’Espace » [2]. De nos jours, la frontière est avant tout définie et perçue selon le langage du droit et épouse la ligne délimitant la juridiction d’un État. Elle est fixe et reconnue par des traités internationaux. Dans la langue française, le mot n’apparut qu’au XIVe siècle et dérivait de l’adjectif féminin du substantif « front », frontier. Si le « front » pouvait être synonyme de « façade », il fut couramment employé dans l’univers militaire pour désigner le corps de troupes placé en première ligne. Dans le cadre de la guerre de Cent Ans (1337-1453), il se teinta d’un vernis géostratégique servant à qualifier les points de défense situés aux confins du royaume et faisant face à l’ennemi. La guerre passée, les « pays frontiers » furent réorganisés et mis en état de défense. Au cours du bas Moyen Âge (XIVème-XVème siècle), de nombreux traités militaires furent rédigés afin d’indiquer « comment le prince doit organiser ses sujets et ses frontières » [3]. Un tournant fut entrepris au XVIIème siècle, sous le règne de Louis XIV (1643-1715), lorsque Vauban œuvra à consolider des places fortes, en optant pour une stratégie davantage linéaire que territoriale, ce qui contribua à faire de plus en plus coïncider les limites du royaume avec celles des « pays frontiers » déjà mentionnés. Ainsi, le terme de « frontière » se forgea son caractère dans un contexte militaire. D’ espace « faisant front » à l’ennemi à l’origine, il fut progressivement confondu avec les limites et confins du royaume qu’il a, ce faisant, peu à peu matérialisé.